5. Le Premier Cercle
— Ne me fais plus jamais une telle frayeur ! gronda Callie au téléphone, mercredi soir.
C’était juste avant le coucher du soleil. Luce était recroquevillée dans la cabine téléphonique de Sword & Cross, au milieu de la réception. C’était loin d’être intime, mais, au moins, personne ne rôdait dans le coin. Elle avait encore mal aux bras, à cause de son travail au cimetière, la veille. De plus, son orgueil en avait pris un coup quand Daniel s’était éclipsé juste après qu’on les eût dégagés de sous la statue écroulée. Pendant un quart d’heure, Luce s’efforça néanmoins de chasser cette mésaventure de son esprit pour s’abreuver des propos frénétiques que débiterait sa meilleure amie durant le temps qui lui était imparti. C’étai si bon d’entendre la voix stridente de Callie, même si elle était entrain de la réprimander !
— On s’était promis de ne pas passer une heure sans se parler ! grondait Callie d’un ton accusateur. J’ai cru que quelqu’un t’avait dévorée toute crue ! Ou bien qu’ils t’avaient mise à l’isolement, avec une de ces camisoles dont il faut ronger une manche pour pouvoir se gratter la joue. Tu aurais pu descendre dans le neuvième cercle de l’enf…
— C’est bon, maman ! railla Luce en riant, histoire de reprendre son rôle de prof de yoga. Callie, détends-toi.
Pendant une fraction de seconde, elle se sentit coupable de ne pas avoir utilisé son unique communication téléphonique de la semaine pour appeler sa vraie mère. Mais Callie ne tiendrait pas le coup si Luce ne saisissait pas toutes les occasions d’entrer en contact avec elle. Etrangement, la voix hystérique de son amie lui faisait toujours un bien fou. C’était l’une des nombreuses raisons pour lesquelles elles s’entendaient à merveille. La paranoïa de Callie avait sur Luce un effet apaisant. Elle l’imaginait dans sa chambre, à Dover, en train d’arpenter son tapis orange vif, le visage badigeonné d’un masque hydratant les orteils écartés par de la mousse, pour faire sécher son vernis fuchsia.
— Arrête de me materner ! grommela Callie. Et parle ! Ils sont comment, les élèves ? Ils sont flippants et passent leur temps à avaler des cachets, comme dans les films ? Et les cours ? Et la bouffe ?
En fond sonore, Luce entendait Vacances romaines, sur le minuscule poste de télévision de Callie. Sa scène favorite avait toujours été celle où Audrey Hepburn se réveille dans la chambre de Gregory Peck, convaincue que la soirée de la veille n’était qu’un rêve. Elle ferma les yeux pour la revoir.
Imitant la voix ensommeillée d’Audrey Hepburn, elle cita la réplique que Callie ne manquerait pas de reconnaître : « il y avait un homme… Il s’est montré si méchant. C’était merveilleux ! »
— C’est bon, princesse ! C’est de ta vie à toi que j’ai envie d’entendre parler, plaisanta Callie.
Hélas ! Sword & Cross n’avait rien que Luce puisse, même de loin, qualifier de merveilleux. Pensant à Daniel pou la.. allez, la centième fois de la journée, elle se rendit compte que le seul parallèle entre Sword & Cross et Vacances romaines, c’était qu’Audrey Hepburn et elle se trouvaient toutes deux en présence d’un type agressif et grossier qui ne s’intéressait pas à elles. Luce appuya la tête contre la cabine. Quelqu’un y avait gravé : « J’attends mon heure. » normalement, Luce aurait dû tout déballer sur Daniel.
Pour une raison inconnue, elle n’en fit rien.
Ce qu’elle pourrait raconter à son sujet ne reposait sur rien qui se soit vraiment passé entre eux. Et Callie adorait les mecs qui faisaient un effort pour se montrer dignes d’elle. Elle voudrait entendre des détails du genre : combien de fois il lui avait tenu la porte, s’il avait remarqué comme elle était bonne en français... Callie ne voyait aucun inconvénient à ce qu’un garçon écrive des poèmes d’amour gnangnan, alors que Luce ne les prendrait jamais au sérieux.
Bref, Luce serait vite à court d’anecdotes à rapporter sur Daniel. En fait, Callie jugerait Cam bien plus intéressant
— Bon, d’accord, il y a un mec…, murmura Luce dans l’appareil.
— Je m’en doutais ! s’exclama Callie. Son nom.
Daniel. Daniel. Luce se racla la gorge.
— Cam.
— C’est simple, sans chichis. Ça me va. Commence par le début.
— Eh bien, il ne s’est encore rien passé.
— Il te trouve canon, bla bla bla. Je t’avais bien dit que, avec les cheveux courts, tu ressembles à Audrey Hepburn. Allez, fais péter les détails croustillants !
— Eh bien…
Luce s’interrompit en entendant des pas dans le hall. Elle se pencha hors de la cabine pour voir qui osait perturber son meilleur quart d’heure depuis trois jours.
Cam se dirigeait vers elle.
Quand on parle du loup... Luce ravala la niaiserie qu’elle avait sur le bout de la langue : il m’a offert son médiator. Elle l’avait toujours au fond de sa poche.
Cam semblait détendu, comme si, par miracle, il n’avait pas entendu ses propos.
Il devait bien être le seul de Sword & Cross à ne pas ôter son uniforme dès la fin des cours. Cela dit, le côté noir sur noir lui allait à merveille, tout comme il donnait à Luce un air de caissière de supermarché.
Cam faisait tournoyer une montre à gousset en or au bout d’une longue chaîne autour de son index. Fascinée, Luce observa un instant son mouvement, jusqu’à ce que Cam immobilise la montre d’un geste sec et l’enferme dans son poing. Il l’examina, puis leva les yeux vers Luce.
— Désolé, dit-il en pinçant les lèvres, troublé. Je croyais avoir réservé pour l’appel de sept heures. (Il haussa les épaules.) Mais j’ai dû me tromper en m’inscrivant.
En consultant sa propre montre, Luce sentit son cœur se serrer Callie et elle avaient à peine échangé quelques mots ! Comment son quart d’heure pouvait-il être déjà écoulé ?
— Luce ? Allô ? hurlait Callie, impatiente, à l’autre bout du fil. Tu es bizarre. Tu me caches quelque chose ? Tu m’as déjà remplacée par une adepte de l’automutilation, ou quoi ? Et ce mec ?
— Chut ! Souffla Luce dans le combiné. Cam, attends ! Appela-t-elle en éloignant l’appareil.
Il avait presque franchi le seuil.
— J’en ai pour une seconde…, bredouilla-t-elle. J’allais raccrocher.
Cam glissa sa montre dans une poche de sa veste noire et revint sur ses pas. En entendant Callie hausser le ton, dans le combiné, il arqua les sourcils et se mit à rire.
— T’as pas intérêt à me raccrocher au nez ! lança-t-elle. Tu ne m’as encore rien dit ! Rien !
— Je ne voudrais énerver personne, railla Cam en désignant le téléphone.
Prends mon créneau. Tu me revaudras ça une autre fois.
— Non, répondit aussitôt Luce.
Elle mourait d’envie de bavarder avec Callie, mais il devait en être de même pour Cam. Contrairement à la plupart des autres élèves, il avait toujours été sympa avec elle. Elle ne voulait pas l’obliger à renoncer à son appel. De toute façon, elle n’arriverait plus à parler de lui à Callie maintenant.
— Callie…, soupira-t-elle dans le combiné. Il faut que je te laisse. Je te rappelle dès que j’ai...
Mais elle n’entendit qu’un signal occupé. Le téléphone était réglé pour couper les communications au bout de quinze minutes pile. Le minuteur indiquait00 : 00. Elles n’avaient pas pu se dire au revoir et Luce devrait attendre une semaine entière avant de la recontacter. Une éternité dans l’esprit de la jeune fille.
— MAV ? s’enquit Cam, les sourcils arqués, en s’appuyant sur la cabine, près de Luce. J’ai trois petites sœurs. Je sens tout de suite la vibration « meilleure amie pour la vie » au bout du fil.
Il se pencha en avant, comme s’il allait renifler Luce, ce qui la fit glousser... Puis elle se figea. Cette proximité inattendue lui fit battre follement le cœur.
— Laisse-moi deviner, insista Cam en se redressant. Elle voulait tout savoir sur les mauvais garçons du centre.
— Non ! s’exclama Luce en secouant la tête.
En se rendant compte qu’il plaisantait, elle rougit et décida de riposter.
— Enfin... je lui ai dit qu’il n’y en avait pas un seul de bien, ici.
Cam tiqua.
— C’est justement ce qui fait l’attrait de la chose, tu ne trouves pas ?
Sa façon de se tenir immobile incita Luce à en faire autant. Le tic-tac de la montre, dans la poche de la veste de Cam. Semblait plus puissant qu’il devait l’être en réalité.
Pétrifiée, Luce frémit soudain quand une masse sombre surgit dans le hall. L’ombre semblait sauter d’un panneau à l’autre du plafond, les masquant tour à tour. Merde. Quand les ombres sortaient, il n’était jamais bon de rester seule avec quelqu’un, surtout une personne aussi concentrée sur elle que Cam en cet instant. Elle s’efforça de paraître calme, malgré son anxiété, tandis que les ténèbres tournoyaient autour du ventilateur du plafond, comme si elles dansaient. Cela, encore, elle aurait pu le supporter. Peut-être. Mais l’ombre produisait aussi le même bruit atroce que Luce avait entendu en voyant un bébé chouette tomber de son palmier et mourir étouffé. Si seulement Cam cessait de la garder ainsi ! Si seulement quelque chose venait détourner son attention ! Si seulement... Daniel Grigori entrait.
Or il apparut. Luce fut sauvée par ce garçon sublime au jean troué et au T-shirt encore plus mité. Ployant sous sa pile de livres de bibliothèque, des cernes gris sous ses yeux gris, il n’avait pourtant rien d’un héros. Daniel semblait épuisé. Ses cheveux blonds lui tombaient dans les yeux, il observa Luce et Cam d’un air perplexe. Trop occupée à demander ce qu’elle avait encore fait pour le contrarier, elle faillit ne pas se rendre compte de ce qui se déroulait au même instant : juste avant que la porte du hall se referme derrière lui, l’ombre s’y faufila et sortit dans la nuit, comme si quelqu’un avait pris un aspirateur pour évacuer la crasse du hall.
Daniel se contenta de leur adresser un signe de tête avant de passer son chemin sans ralentir le pas.
Quand Luce se tourna vers Cam, il observait Daniel.
— Au fait, déclara-t-il un peu plus fort que nécessaire, j’ai oublié de te dire : je donne une petite fête dans ma chambre ce soir, après la Soirée. J’aimerais bien que tu viennes.
Daniel était encore assez proche pour l’entendre. Elle ignorait ce qu’était au juste cette Soirée, mais elle avait rendez-vous avec Penn pour s’y rendre.
Les yeux rivés sur la nuque de Daniel, elle savait qu’elle devait donner une réponse à Cam. Ce n’était pas bien compliqué, pourtant. Lorsque Daniel se retourna pour la regarder d’un air qu’elle aurait juré attristé, le téléphone se mit à sonner. Cam tendit la main.
— Il faut que je décroche, Luce. Alors ?
Daniel hocha la tête presque imperceptiblement.
— Oui, répondit Luce à Cam. Je viendrai.
— Je ne vois pas pourquoi on doit courir, gémit Luce pantelante, vingt minutes plus tard.
Elle s’efforçait de rester à la hauteur de Penn tandis qu’elles traversaient le parc vers l’auditorium, pour la mystérieuse Soirée du mercredi, au sujet de laquelle Penn ne l’avait toujours pas éclairée. Luce avait tout juste eu le temps de regagner sa chambre pour mettre du brillant à lèvres et son plus beau jean, au cas où ce serait ce style soirée. Elle n’était pas encore remise de cette entrevue avec Cam et Daniel, quand Penn avait surgi dans sa chambre pour l’entraîner de force.
— Les gens qui sont toujours en retard ne comprennent jamais à quel point ils perturbent les gens ponctuels et normaux, dit Penn à Luce tandis qu’elles pataugeaient sur une partie boueuse de la pelouse.
— Ah ah ah !
Un rire retentit derrière eux.
En se retournant, Luce sentit son visage s’illuminer face à la silhouette pâle et maigrichonne d’Arriane qui cherchait à les rattraper.
— Quel est le taré qui t’a dit que tu étais normale, Penn ?
Aniane donna un coup de coude à Luce et désigna le sol.
— Attention à la vase !
Luce s’arrêta dans la boue juste avant d’atteindre un endroit particulièrement dangereux.
— Quelqu’un veut bien m’expliquer où on va ? Demanda-t-elle.
— C’est mercredi soir, répondit Penn d’un ton morne. On va à la Soirée.
— Une soirée du genre... pour danser ? s’enquit Luce.
Elle imaginait Daniel et Cam sur la piste.
— Une soirée dansante où on finit par mourir d’ennui, oui ! lança Arriane. Le terme de « soirée » est caractéristique du double langage de Sword & Cross. Tu vois, ils sont censés nous organiser des activités, mais ça les fait flipper, c’est normal.
— Alors, poursuivit Penn, on a droit à des animations atroces style « soirée ciné » suivie d’un débat sur le film ou… tu te souviens du semestre dernier ?
— Les conférences sur la taxidermie ?
— Ça foutait vraiment la chair de poule, commenta Penn en secouant la tête.
— Ce soir, ma chère, reprit Arriane d’une voix traînante, on s’en tire à bon compte. Il nous suffira de ronfler pendant l’un des trois malheureux films de la vidéothèque de Sword & Cross. D’après toi, on a droit auquel, ce soir, Péniche ? Starman ? Joe contre le volcan ? Ou Week-end chez Bernie ?
— C’est Starman, grommela Penn.
— Elle sait tout, celle-là ! Persifla Arriane en adressant à Luce un regard ahuri.
— Attendez-moi ! lança Luce en contournant la vase.
À l’approche de la réception, elles se mirent à murmurer.
— Si vous avez tous vu plusieurs fois ces films, pourquoi vous précipiter pour aller les revoir ?
Penn ouvrit l’énorme porte métallique de « l’auditorium », doux euphémisme désignant une vieille salle au plafond bas où des chaises étaient alignées face à un mur blanc.
— Fais gaffe de ne pas te retrouver à la place qui tue, à côté de M. Cole, prévint Arriane en désignant l’enseignant.
Plongé dans un gros livre, M. Cole était entouré des quelques chaises encore libres de la salle.
Les trois filles franchirent le portail détecteur de métaux de l’entrée.
— Celui qui s’y assied doit subir sa prise de tête de la semaine sur la « santé mentale ».
— Ce qui ne serait pas si mal…, intervint Arriane.
— S’il ne fallait pas rester tard pour analyser les résultats, compléta Penn.
— Ce qui te fait manquer l’after, murmura Arriane avec un sourire, en entraînant Luce vers le deuxième rang.
« Enfin, elle en venait à l’essentiel », songea Luce.
— J’en ai entendu parler, dit-elle, pas trop larguée, pour une fois. Ça se passe dans la chambre de Cam, c’est ça ?
Arriane observa Luce un instant et s’humecta les lèvres, puis elle regarda au loin.
— Hé, Todd ! appela-t-elle en agitant le bout des doigts. Elle poussa Luce sur une chaise et tapota la place maudite.
— Viens t’asseoir avec nous, Todd !
Resté à l’entrée, un peu gêné, Todd parut soulagé de recevoir des directives, quelles qu’elles soient. La gorge nouée, il se dirigea vers les jeunes filles. À peine était-il assis que M. Cole leva les yeux de son livre, essuya ses lunettes à l’aide d’un mouchoir et déclara :
— Todd, je suis ravi que tu sois là. Peut-être pourrais-tu me rendre un petit service, après le film. Vois-tu, le diagramme de Venn est un outil très utile pour…
— Méchante ! lança Penn, dont la tête surgit soudain entre Arriane et Luce.
Arriane haussa les épaules et sortit un gros sachet de popcorn de son sac en toile.
— Je ne peux m’occuper que d’un certain nombre d’élèves, dit-elle en lançant un popcorn au beurre à Luce. Tu as de la chance.
Tandis que le noir se faisait dans la salle, Luce scruta les alentours en quête de Cam. Elle songea à sa conversation interrompue avec Callie. Son amie avait toujours affirmé que regarder un film avec un garçon était le meilleur moyen d’apprendre des choses qui ne ressortaient pas lors d’une conversation. Luce comprenait enfin ce que Callie voulait dire. Il y aurait quelque chose d’exaltant à surveiller Cam du coin de l’œil pour voir quelles scènes l’amusaient et pour rire avec lui.
En croisant son regard, elle voulut détourner la tête tant elle était gênée. Mais avant qu’elle n’en ait le temps, le visage de Cam s’illumina d’un large sourire.
Elle se senti remarquablement décontractée, pour quelqu’un qui venait d’être surprise en train de l’épier. Face à son geste de la main, elle ne put s’empêcher de penser combien l’attitude de Daniel avait été distante, chaque fois qu’il avait croisé son regard.
Daniel apparut enfin, en compagnie de Roland. Randy avait déjà fait l’appel, et il ne restait que quelques places à l’avant, par terre. Daniel traversa le rayon de lumière du projecteur. Pour la première fois, Luce remarqua qu’il portait une chaîne en argent autour du cou, ainsi qu’une sorte de médaillon glissé sous son T-shirt. Puis il disparut. Elle ne distinguait même plus sa silhouette.
En fin de compte, Starman n’était pas très drôle, contrairement aux imitations répétées de Jeff Bridges par les élèves. Luce eut du mal à rester concentrée sur l’intrigue. Elle avait une sensation désagréable de froid glacial, sur la nuque. Il allait se passer quelque chose…
Cette fois, quand les ombres vinrent, Luce les attendait. Elle réfléchit en comptant sur ses doigts. Les ombres surgissaient à un rythme de plus en plus alarmant. Était-ce simplement l’angoisse d’être à Sword & Cross… ou cela signifiait-il autre chose ? Jamais elles n’avaient été aussi agressives…
Elles déboulèrent dans l’auditorium, se glissèrent sur les cotés de l’écran et suivirent les lattes du plancher, s’étalant comme des taches d’encre. Luce agrippa son siège. Une douleur parcourut tous ses membres. Elle crispa chaque muscle de son corps, sans parvenir à maîtriser ses tremblements. En sentant une main sur son genou gauche, elle se tourna vers Arriane.
— Ça va ? s’enquit cette dernière.
Luce hocha la tête et croisa les bras, faisant mine d’avoir froid. Si seulement c’était le cas… Or ce froid particulier n’avait rien à voir avec la climatisation excessive de Sword & Cross.
Les ombres lui enveloppèrent les pieds, sous la chaise, et restèrent ainsi comme un poids mort pendant tout le film. Chaque minute parut à Luce une éternité.
Une heure plus tard, Arriane posa un œil sur le judas de la porte peinte en bronze de la chambre de Cam.
— Coucou ! chantonna-t-elle en gloussant. Voilà l’ambiance !
Elle extirpa un boa en plumes rose vif du sac en toile magique dont elle avait sorti les popcorns.
— Fais-moi la courte, ordonna-t-elle à Luce en levant un pied.
Luce croisa les doigts et plaça ses mains sous la botte noire d’Arriane. La jeune fille décolla de terre et couvrit son boa l’objectif de la caméra de surveillance du couloir avant d’éteindre l’appareil par-derrière.
— C’est pas louche, déjà, ça ! railla Penn.
— Tu es du côté de l’after ou des rouges, toi ? Demanda Arriane.
— Je dis simplement qu’il y a des méthodes plus intelligentes, répondit Penn avec dédain, tandis qu’Arriane redescendait.
Arriane posa son boa sur les épaules de Luce. La jeune fille gloussa et commença à se dandiner au rythme d’une chanson de la période Motown qui filtrait derrière la porte. En passant le boa à Penn, Luce trouva son amie encore étrangement stressée. Le front moite de transpiration, Penn se rongeait les ongles et, malgré la chaleur lourde de septembre, elle portait six pulls sans avoir trop chaud.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Luce.
Penn tira sur une de ses manches et haussa les épaules. Au moment où elle parut sur le point de répondre, la porte s’ouvrit. Une odeur de cigarette, de la musique à fond et les bras ouverts de Cam les accueillirent.
— Tu es venue ! dit-il à Luce en souriant.
Même dans la pénombre, il avait les lèvres pourprées. Quand il l’étreignit, elle se sentit minuscule, mais rassurée. Une sensation furtive, car Cam se tourna vers les deux autres pour les saluer d’un signe de tête. Luce était fière d’être la seule à avoir eu droit à une étreinte.
La petite pièce sombre était bondée. Dans un coin, près de la platine, Roland brandissait des disques vers une lumière noire. Le petit couple que Luce avait vu dans la cour, quelques jours plus tôt, était enlacé près de la fenêtre. Les garçons à chemise blanche du groupe BCBG décochaient de temps à autre un regard aux filles. Sans perdre un instant, Arriane se rua vers le bureau de Cam, qui servait de bar, et se retrouva avec une bouteille de Champagne entre les jambes. Elle essaya de la déboucher en riant.
Luce était sidérée. Même à Dover, elle ignorait comment se procurer de l’alcool, alors que le monde extérieur était bien plus accessible. Cam n’était de retour à Sword & Cross que depuis quelques jours, mais il parvenait déjà à faire entrer tout le nécessaire pour des bacchanales auxquelles il conviait toute l’école. Et les autres trouvaient ça normal.
Depuis le seuil, Luce entendit le bouchon de Champagne sauter sous les acclamations des invités, puis la voix d’Arriane :
— Lucindaaa, entre donc ! Je vais porter un toast !
Si Luce céda à la tentation, Penn semblait moins encline à bouger.
— Vas-y, dit-elle à Luce avec un signe de la main.
— Qu’est-ce que tu as ? Tu ne veux pas entrer ?
En vérité, Luce était un peu angoissée, elle aussi. Elle ignorait comment se déroulait ce genre de soirée. N’étant pas encore fixée sur la confiance qu’elle pouvait accorder à Arriane, elle aurait été rassurée par la présence de Penn.
Mais Penn fronçait les sourcils.
— Je… Je ne suis pas dans mon élément. Je préfère les bibliothèques… les ateliers d’initiation à PowerPoint. Mon truc, c’est hacker un système, par exemple. Mais ça… (Elle se hissa sur la pointe des pieds et scruta la pièce.) Je ne sais pas. Les gens qui sont là-dedans me considèrent comme une première de la classe.
Luce s’efforça d’afficher un air incrédule et exaspéré.
— Et moi, ils me traitent de pâté de viande ! De notre côté, on pense qu’ils sont tous complètement barges. (Elle se mit à rire.) Y’a peut-être moyen de s’arranger, non ?
Penn esquissa un faible sourire, puis elle prit le boa et l’enroula sur ses épaules.
— Bon, d’accord, concéda-t-elle, en emboîtant le pas à Luce.
Celle-ci cligna les yeux, le temps qu’ils s’adaptent à la lumière. Dans la cacophonie ambiante, elle entendait les propos hilares d’Arriane. Cam referma la porte derrière elle et retint Luce par la main pour l’empêcher de se mêler aux autres.
— Je suis content que tu sois venue, lui confia-t-il en se penchant vers elle, dans le vacarme.
Il posa une main sur le bas de ses reins. Ses lèvres étaient presque appétissantes, surtout quand il disait des choses du style : « Je sursautais chaque fois que quelqu’un frappait à la porte, j’espérais que ce serait toi. »
Luce n’avait aucune idée de ce qui avait pu attirer Cam vers elle, mais il n’était pas question de tout gâcher. Cam était populaire et particulièrement attentionné, ce qui flattait Luce au plus haut point. Elle se sentait déjà plus sûre d’elle dans cet environnement inconnu, mais elle n’osa pas répondre à son compliment, de crainte de s’embrouiller. Elle se contenta donc de rire, déclenchant l’hilarité de Cam, qui la serra encore contre lui.
Soudain, comme elle ne savait que faire de ses bras, Luce les enroula autour du cou de Cam. Quand il la souleva de terre, elle fut prise d’un léger vertige.
Il la reposa vite. En se tournant vers les autres, la première personne que vit Luce fut Daniel. C’était étrange, car il ne semblait pas apprécier Cam. Pourtant, il était assis, jambes croisées, sur le lit. Dans la lumière noire, son T-shirt blanc luisait d’un éclat violet. Dès qu’elle croisa son regard, elle fut incapable de se détourner. Cela n’avait aucun sens : un mec séduisant et sympa se tenait juste derrière elle et lui demandait ce qu’elle avait envie de boire. L’autre, beau mais infiniment moins sympa, ne devrait pas la fasciner à ce point. Or il l’observait d’un air intense et mystérieux, jamais Luce ne parviendrait à le décoder...
Ce qui était sûr, c’était que Daniel lui faisait de l’effet, car tous les autres étaient flous. Elle fondit. Elle aurait pu soutenir ce regard la nuit durant sans l’intervention d’Arriane qui, grimpée sur le bureau, interpella Luce en brandissant son verre.
— À Luce ! lança-t-elle, en posant des prunelles angéliques sur la jeune fille. À l’évidence, elle plane tellement qu’elle a raté mon discours de bienvenue. Elle ne saura jamais combien il était génial. N’est-ce pas, qu’il était génial, Roland ?
Elle se pencha vers Roland qui lui tapota la cheville en guise d’assentiment.
Cam glissa un gobelet en plastique plein de champagne dans la main de Luce.
Elle sourit et gloussa pour masquer son trouble, tandis que l’assemblée répétait :
— À Luce ! Au pâté de viande !
Molly se faufila près d’elle pour lui murmurer à l’oreille :
— À Luce ! Qui ne saura jamais !
Quelques jours plus tôt, Luce se serait enfuie. Ce soir là, elle leva juste les yeux au ciel et tourna le dos à Molly Celle-ci n’avait prononcé que des paroles blessantes à son encontre. Lui montrer sa peine l’inciterait à continuer, Luce s’installa donc sur la chaise, avec Penn, qui lui tendit un bâton de réglisse.
— Tu ne vas pas le croire, déclara Penn en mâchonnant avec entrain, mais je crois que je m’amuse bien.
Luce mordit à son tour dans la réglisse et but une petite gorgée de Champagne.
Le mélange n’était pas très heureux, à l’image d’elle et Molly.
— Molly est méchante avec tout le monde ou bien j’ai droit à un traitement de faveur ?
L’espace d’une seconde, Penn parut sur le point de lui faire une autre réponse, mais elle se ravisa et tapota Luce dans le dos.
— Elle est toujours aussi charmante, ne t’en fais pas.
Luce observa la chambre de Cam : le Champagne qui coulait à flots, la coûteuse platine vintage, la boule à facettes, qui projetait des étoiles sur les visages...
— Où ils trouvent tout ça ? s’étonna-t-elle.
— Il paraît que Roland peut faire entrer n’importe quoi à Sword & Cross, répondit Penn d’un ton détaché. Mais je ne lui ai jamais rien demandé.
C’était peut-être ce qu’Arriane voulait dire en affirmant que Roland obtenait un tas de choses. Le seul article interdit qui manquait vraiment à Luce était un téléphone portable. Cependant, Cam avait dit qu’il ne fallait pas se fier à Arriane pour ce qui était du fonctionnement interne des lieux. Cela n’aurait pas posé problème si Roland n’avait pas fourni tout ce qu’il y avait à sa fête. Plus Luce s’efforçait de démêler l’écheveau de ses interrogations, moins les choses avaient de sens. Sans doute ferait-elle mieux de se contenter d’être assez fréquentable pour être invitée aux fêtes…
— Écoutez-moi, bande de nazes ! cria Roland pour obtenir le silence.
La platine s’était tue entre deux titres.
— On va commencer la séquence « micro ouvert ». Je prends les candidatures pour le karaoké !
— Daniel Grigori ! hurla Arriane, les mains en guise de haut-parleur.
— Non ! hurla Daniel aussitôt.
— Quoi ? Le ténébreux Grigori se mure dans le silence, déclara Roland au micro. Allez ! Tu ne veux pas nous donner ta version de Hellhound on my Trail ?
— Il me semble que c’est ta chanson, ça, Roland, répondit Daniel avec l’esquisse d’un sourire.
Luce eut l’impression que Daniel était un peu embarrassé et priait pour que l’attention se porte sur quelqu’un d’autre.
— Il a raison, admit Roland en riant. Mais en chantant du Robert Johnson au karaoké, je suis sûr de vider la salle.
Il choisit un album de R. L. Burnside et le posa sur la platine.
— Partons plutôt pour le Sud, suggéra-t-il.
Au rythme de la basse, Roland prit place sur la scène, moins d’un mètre carré d’espace au clair de lune, au milieu de la chambre. Tous les autres frappaient dans leurs mains ou tapaient du pied, sauf Daniel, qui consulta sa montre. Luce ne cessait de repenser à son signe de tête, dans le hall, quand Cam l’avait invitée à la soirée. Pour une raison inconnue, Daniel voulait qu’elle vienne. Et bien sût, il feignait d’ignorer sa présence, maintenant qu’elle était là.
Si seulement elle pouvait se retrouver seule avec lui...
Roland captivait son auditoire, aussi Luce fut-elle la seule à remarquer que, au milieu de la chanson, Daniel s’était levé. Il passa devant Molly et Cam, avant de sortir discrètement.
C’était l’occasion que Luce attendait. Tandis que tous les autres applaudissaient, elle se redressa à son tour.
— Une autre ! cria Arriane. Tiens ! C’est pas ma copine qui vient chanter ?
— Non !
Luce n’avait aucune envie de se donner en spectacle devant une chambre pleine de monde, ni d’expliquer pourquoi elle se faufilait. Mais elle se retrouvait en vedette, lors de sa première fête à Sword & Cross, avec Roland qui lui plaçait le micro devant la bouche. Que faire ?
— Je… J’ai de la peine pour... Todd. Il est en train de tout rater, bredouilla-t-elle.
Elle regretta aussitôt ce mensonge peu convaincant, mais il était trop tard pour revenir en arrière.
— Je voudrais faire un saut là-bas pour voir s’il en a terminé avec M. Cole.
Les autres ne semblaient pas trop savoir comment réagir.
— Dépêche-toi de revenir ! déclara timidement Penn.
— Ah, les geeks amoureux ! railla Molly avec dédain, en faisant mine de se pâmer. C’est trop romantique !
Ils ne pensaient quand même pas qu’elle craquait pour Todd ? Oh ! Après tout, peu lui importait. La seule personne qui ne devait surtout pas croire une chose pareille était celle qu’elle essayait de suivre hors de la chambre.
Ignorant le sarcasme de Molly, Luce se précipita vers la porte. Cam la rattrapa sur le seuil.
— Tu veux un peu de compagnie ? proposa-t-il, plein d’espoir.
Elle secoua négativement la tête. En toute autre occasion, elle aurait sans doute souhaité sa présence, mais pas cette fois.
— Ça va aller ! lui assura-t-elle avec entrain.
Avant de lire la déception sur son visage, elle se glissa dans le couloir. Après le brouhaha qui régnait dans la chambre, le silence lui parut impressionnant. Au bout de quelques secondes, toutefois, elle entendit des chuchotements, dans un coin.
Daniel. Elle aurait reconnu sa voix n’importe où. Mais à qui s’adressait-il ? Une fille…
— Je regrette, disait-elle avec un accent du Sud.
Gabbe ? Daniel avait quitté la fête pour rejoindre la blonde Gabbe et son brushing ?
— Ça n’arrivera plus, poursuivit Gabbe. Je te jure de...
— Il ne faut pas que ça se reproduise, murmura Daniel d’un ton qui avait tout de la querelle d’amoureux. Tu m’avais promis d’être là-bas et tu n’y étais pas.
Où ça ? Quand ? Luce se sentait mal. Elle avança à pas feutrés en s’efforçant de ne pas faire de bruit.
Mais ils s’étaient tus. Luce imaginait Daniel prenant les mains de Gabbe dans les siennes. Elle les voyait se pencher l’un vers l’autre pour échanger un long baiser profond. Une vague de jalousie la submergea quand elle entendit un soupir.
— Tu vas devoir me faire confiance, bébé, minauda Gabbe d’une voix mielleuse qui aiguillonna la haine de Luce. Tu n’as que moi…